• SI LOIN AVANT LA MER

    Entre deux cils, le temps s’effrite puis s’écroule dans un effondrement silencieux.

     

    Il y a maintenant deux mois, personne ne soupçonnait son cataclysme même lui ne l’avait pas vu arriver. Plus d’aptitude à vivre et pas encore de connivence avec la mort qui pourtant l’évinçait. Comme absorbé par un tourbillon, douleurs après vertiges, il s’était fait posséder, envahir.

     

    La vie était devenue infecte, plus proche d’un virus que du soleil. Cela avait débuté avec la nausée, un dégoût des choses, même des roses que son épouse disposait sur cette table ovale, inlassablement.

     

    Les mots ne rebondissaient plus comme ricochets sur son fleuve cérébral. Sans amour, leur chambre se fanait.

     

    Pendant qu’il s’échouait, sans appétit, sans ivresse, perdu dans ses confins, sa femme Alexiane recevait de temps en temps leur amie Gwladys qui s’inquiétait de la chute de Denis et des tourmentes qui perturbaient sa meilleure amie. Ses mots étaient durs. Qui aurait affirmé qu’ils étaient injustes ?

     

    « - Dis-le, Alex, que malgré son naufrage où heureusement il ne te fait aucune place, tu persistes à t’occuper de lui, à le laver, à lui parler, et je le devine, à le bercer avec tes chansons jazzy ! Mais enfin ! Réveille-toi ! Il ne te voit plus. Cela fait combien de temps maintenant ? »

     

    Quelques sanglots, torrent du cœur, pour toute réponse et pour ne pas sombrer, de suite, un revirement d’humeur :


    « - Pendant que Vivien dessine  et s’invente des vies, viens dans ma cuisine déguster un peu de thé noir de Ceylan pour changer et écoutons un peu de musique ! Je ne veux pas m’écouter. Je ne peux pas me le permettre et tu le sais. »

     

    Alex ne laissait rien paraître. Une protection de chaque instant bien qu’en présence de Gwladys, une légère fissure, creux du chagrin, s’incrustait non loin du rimmel. Rien de conséquent, d’alarmant par rapport à son questionnement, ses insomnies, sa solitude. Elle sélectionna un 33 tours de sa collection. Elle adorait rassembler les thés, les livres, les disques, les cartes et les fleurs. Mais c’était plus difficile pour les mots. Elle s’était mise en tête de chanter avec son amie. Alors elle prit un disque d’or de la chanson française reliant Montant, Mouloudji, Brel, Ferré, Barbara, Gréco et Nougaro qu’elles abordèrent avec bonheur sur «Ah tu verras, tu verras… ». Une complicité infinie qui les dissipèrent au point d’oublier Denis dans son obscurité et Vivien installé non loin.

     

    Pendant qu’elle s’évadait de sa maison aux invisibles ruines, le fils de Gwladys s’était assis sur un tapis magique avec sa boîte à crayons et ses feuilles de rêves qu’il emmenait partout. Bien sûr qu’il n’était plus dans la chambre sinistre, fermée sur l’ailleurs. Son esprit à lui s’envolait instantanément, au premier mot, au premier dessin comme un oiseau enchanteur. Normalement, il ne savait rien de la survie de Denis. Sa mère ne lui rapportait jamais les histoires des grands surtout lorsqu’elles étaient sombres à mourir.

     

    Comme si de rien n’était, il s’approcha du radeau, du rescapé dont il frôla la barbe hirsute et grisonnante, remua sa large et molle main abandonnée dans le vide puis s’en retourna sur son coin à lui. Il parlait au personnage qui venait de naître d’un trait de couleur :


    « - Je sais qu’t’es pas mort et qu’t’as même pas peur… on dirait que tu croises des cauchemars mais tiens pour te délivrer, voilà un chien… un chat… un arbre… une fleur… »


    Et tout en coloriant, Vivien parlait. Chacun de ses mots atteignait Denis l’Epuisé qui enfin grognait et marmonnait sous ses draps de fantôme.

     

    Le petit continuait son histoire. Pour lui, tout se réalisait du tapis à la fenêtre et partout dans cette pièce qui se métamorphosait.

     

    « - on dirait qu’il y a la mer et un immense coquillage avec une porte et une lucarne comme un phare juste pour laisser rentrer le ciel … »

     

    Tremblant de tous ses membres, de toute son âme, se sentant interpellé peut-être, le presque moribond fit un commencement de signes au petit homme de lumière. Il s’assit mollement contre ses oreillers avachis et d’une voix rauque, bégayante, tenta quelques premières paroles suspendues à l’air confiné d’une chambre qui comme lui enfin s’éveillait  :

     

    « - Viens encore me voir !… T’as raison, je n’suis pas mort. Je n’ai plus peur. Raconte-moi ton histoire de coquillage… Reste encore un peu… Maintenant d’ici, je vois, j’entends la mer… »

     

     

     

    Suzâme

     

    (8/03/12)

     

     

     

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  • Commentaires

    8
    Vendredi 16 Mars 2012 à 20:28
    Plume

    Il m'a fallu beaucoup de temps pour réagir à ce récit tellement émouvant ... Je revivais la dernière rencontre de mon père avec ses arrières-petits-fils, son large sourire et ce sursaut d'énergie qui lui avait permis de répondre à toutes leurs questions et à toutes leurs sollicitations ... une parenthèse lumineuse porteuse de vie !

    Merci Suzâme pour cette perception délicate, Bisous, Plume .

    7
    Mercredi 14 Mars 2012 à 19:52
    Oh my Loop !

    La fenêtre est ouverte,

    j'entends la mer...

    La cheminée crépite,

    j'attends l'enfance...



    Loop 



    SuZâme,

    je viens de découvrir à l'instant ta demande

    pour la petite Communauté...

    Bien sûr que oui,

    avec grand plaisir... 

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    6
    Dimanche 11 Mars 2012 à 11:58
    Monelle

    Quelle belle et émouvante histoire tu a écrit là ! Le miracle de la voix d'un enfant qui par son imagination redonne vie à l'homme à qui on dit qu'il n'en a plus ! Tu m'as émue !

    Bon dimanche -- bisous

    Monelle

    5
    Samedi 10 Mars 2012 à 18:06
    flipperine

    bon week end

    4
    Samedi 10 Mars 2012 à 08:31
    Nina Padilha

    Hou que c'est sombre...
    Moi qui suis d'humeur solaire !
    Bisous !

    3
    Samedi 10 Mars 2012 à 01:58
    Hauteclaire

    Un magnifique écrit, Suzâme.

    Sur cette merveilleuse aptitude que quelques uns, enfants ou adultes, portent en eux, de pouvoir s'élever au-dessus du réél, et de le transformer en lumière pure. C'est ainsi que Vivien ramène Denis à la vie.
    La mer est là, pour qui sait la voir ...

    Gros bisous en passage nocturne

    2
    Vendredi 9 Mars 2012 à 21:43
    Catheau

    Fin de vie ou commencement d'autre chose ? Qui le sait ? A tous les moments, cependant, la dignité de l'homme. Beaucoup de délicatesse chez vous, Suzâme, pour évoquer ces temps incertains.

    1
    Vendredi 9 Mars 2012 à 21:34
    Esclarmonde

    Ranimé par la poésie ou l'innoncence, ou les deux. Très beau en tout cas ! Bon week-end à toi

    Esclarmonde

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