• Le menu imaginaire de Taïna

    Elle avait, au bord de son immense assiette extrêmement lisse, quelques mots qu’elle écartait pour les regarder un par un.

    Au centre de son plat en carton bleu ciel, Taïna avait réuni pour midi quelques amis : un escargot, une coccinelle, une libellule et une chenille. Pour eux, pour elle, l’enfant inventait une ronde sans fin qu’elle fredonnait dans sa tête à l’insu des réalités.

     

    Pour qui la surprendrait, de sa voix fluette, la petite fille nous dirait que de temps en temps, elle se fermait les oreilles avec ses mains pour imaginer le verbe vivre et le verbe aimer.

     

    Taïna rapprochait certains mots de l’escargot qui d’ailleurs s’en offusquait et se retranchait. Que ferait-il, lui, du «bruit», de la «guerre» et même de l’ «océan » ? Le mollusque même apprivoisé préférait se retrouver seul – «sans façon, la Terre !» – bougonnait-il à sa comparse opportune. Elle ignorait qu’il savait tout d’elle et du monde.

     

    Elle enlaçait d’autres mots à la coccinelle toujours prompte à s’envoler. Des mots pour la retenir devant son assiette de fillette affamée de contes : «Couleur» pour la joie, «câlin» en cas de besoin, «danse» pour l’espace et le mouvement de ses rêves de petite sorcière de nuit. Des mots à garder, à regarder pendant la sieste, dans son lit, lorsqu’elle rejoint d’autres anges dans un long dortoir qu’elle s'obsède à fuir par ses silences et ses songes.

     

    Taïna avançait délicatement la libellule au milieu de ce qu’elle se racontait, au cœur de l’assiette vide. Elle n’était pas possessive. Chacun avait sa vie. D’autres mots séduisaient l’insecte magique, vivant comme eux, à la moindre pensée. « Promenade», «rivière», «tendresse». Rien pour alourdir la jolie bestiole, fée de l’enfer de la faim recroquevillée dans ses ombres, réduite à une position banale et quotidienne, assise devant la grande nappe encore grasse des jours de festin et des couverts aussi secs que des pelures oubliées d’une plantation.

     

    Heureusement que la petite demoiselle a réfléchi ce matin, au lever des orphelines, avant d’attraper le papillon vagabond même si ses merveilleuses acrobaties la tentaient jusqu’à le poursuivre. Non, elle préférait la chenille, toute petite comme elle. Taïna l’alimentait un peu trop avec ses derniers mots retenus pour son menu hybride : «coquelicot» pour les yeux de l’intérieur, «feuillage» pour les frissons et «grandir», puis «partir» ; des mots qui décideront demain la métamorphose, de la chenille en petite fille, de la petite fille en papillon.

    Suzâme

    (inédit)

    (10/04/11)

     

    N.B. Je vous laisse la libre interprétation de cette scène composée à partir de la vision d'une petite fille et d'une drôle d'assiette. Ses conditions de vie se sont dévoilées au fil des mots de Taïna, prénom haïtien. L'étonnant livre  "La grammaire est une chanson douce" d'Eric Orsenna, dévoré il y a quelques années, m'a peut-être inconsciemment influencé.

    « Lettre ouverte du 9 avril 2011 de SuzâmeDéfi d'écriture : L'alphabet-acrostiche de Suzâme »

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    10
    jean-pierre royer
    Mardi 10 Juillet 2012 à 18:29
    jean-pierre royer

    trés beau texte. Touchant, profond, riche... L'une des nombreuses voies que tu peux explorer sans crainte de te tromper.

    Je t'embrasse. avec toute mon amitié, mon estime et mon admiration.

    Jean-Pierre

    9
    Mercredi 13 Avril 2011 à 09:27
    Guyot Olga

    Si belle assiette, pour une petite fille qui conjuge le verbe aimer à travers elle, j'aime ton texte, empli de la féérie de cette petite fille, seule, elle se crée un monde de lumière.

    Amitiés

    Olga

    8
    Lundi 11 Avril 2011 à 20:47
    Fathia Nasr

    Noble et tendre amitié, je te chante en mes vers.

    Du poids de tant de maux semés dans l'univers,

    Par tes soins consolants, c'est toi qui nous soulages,

    Trésor de tous les lieux, bonheur de tous les âges.

     

    Bonne fin de soirée

    Amitié Fathia Nasr

    7
    Lundi 11 Avril 2011 à 17:18
    caramba

    Faut t'il déninir ce mot "poèsie"

    Faut t'il écrire pour être poète

    il suffit je pense de garder une innocence dans le regard et de se nourrir des cadeaux de la nature.

    Je vous salue poétesse et merci de nous faire partager cette feuille de laitue

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    6
    Lundi 11 Avril 2011 à 15:32
    m'annette

    un univers de rêverie et de magie.....

    tu écris joliment...

    bonne journée

    5
    Lundi 11 Avril 2011 à 01:34
    Fathia Nasr

    Une bonne plume, j'aime bcp ce texte plein de féerie et de sagesse, bises

     

    4
    Lundi 11 Avril 2011 à 01:32
    3
    Dimanche 10 Avril 2011 à 23:45
    Korielle

    Me voilà de retour les bonnes choses ont une fin, le voyage fut merveilleux!

    Tes mots abreuvent mon coeur à loisir, ils sont teintés du rouge coquelicot et font grandir de l'intérieur pour mieux nous séduire...

    Douce nuit, bisous

    2
    Elo
    Dimanche 10 Avril 2011 à 18:58
    Elo

    Merci pour ce menu... très particulier demots et d'animaux pre^ts à nous enchanter! Bises

    1
    Dimanche 10 Avril 2011 à 17:40
    Nina Padilha

    C'est très poétique...
    Mystères de l'enfance à l'imaginaire étourdissant.

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :